mercredi 27 octobre 2010

Le diner de fin d’année ou Les aliments défendus

Le 31 décembre, mon mari et moi avons passé la journée à  préparer le repas de fin d’année. Au menu:  toasts de saumon fumé, huitres fraîches , côte de boeuf  bien juteuse accompagnée d’une jardinière de légumes et quelques bons fromages au lait cru . Ah oui, en  dessert je vais les surprendre avec un petit sabayon aux framboises que je me suis exercée à réussir  avec les clients de l’auberge.
Tout en allumant le feu de cheminée, j’ai une pensée pour mes parents disparus. Ma mère aimait beaucoup les réjouissances de fin d‘année. Elle tenait ça de mon grand-père qui  animait les fêtes comme s’il s’y était préparé toute l’année. Mes grands-parents savaient s’amuser bien mieux que la plupart des gens; c’était leur façon à eux de de se moquer de la vie difficile qu‘ils avaient eue.  Égaréee dans mes souvenirs, je regarde  le visage de  ma grand-mère maternelle dont les charmes de jeunesse sont immortalisés dans ce cadre ancien accroché aux murs de la salle à manger. Elle sourit. Et dire qu’à mon tour, je serai un jour regrettée par des petits enfants.  Aurai-je le talent que ma mémé avait pour créer des liens ?
Pendant que je me questionne sur mon avenir de grand-mère, on frappe à la porte. Aussitôt, je redescends sur terre. J’aperçois alors mes deux fils  accompagnés de leurs  jolies et charmantes concubines. - (c’est ainsi qu’on désigne un homme et une femme qui vivent ensemble sans être mariés ). L’une est française et l’autre québécoise; Frédéric  a rencontré sa Mélissa cinq ans plus tôt alors qu’il travaillait à Toulouse dans une petite entreprise en informatique; tous les deux seront les heureux parents d’un bébé en août 2010.  Sébastien a eu le coup de foudre pour Carolanne après l’avoir croisé neuf cent fois dans l’autobus scolaire, rencontré un été  en Dordogne alors qu’il était cantonnier à St-Pardoux-la-Rivière et qu’elle  passait par là par pur hasard et recroisé chez des amis à son retour de Nice un an plus tôt. Ce jour-là,  il avait enfin ajusté le focus de ses lentilles et depuis ils ne se quittent plus. Tous les quatre semblent radieux.  Pendant que je les accueille en les débarassant de leurs manteaux, les autres invités arrivent : il y a mes deux sœurs et leurs maris, ainsi que les neveux et nièces. Un brouhaha d’onomatopées et d’explosion de joie raisonne dans toute la maison.

- Il est l’heure de prendre l’apéritif, dis-je.
Aussitôt mon mari Dominique débouche le champagne et  je sors les verres du congélateur. Nous le servons sans tarder  afin que tous apprécient l’effet de givre. Au moment où je lève mon verre pour porter un toast à cette fin d‘année, Mélissa vient vers moi et me demande un apéritif sans alcool. 
- Tu prendras un jus de fruits frais? lui dis-je.
-Oui  à condition que les fruits soient bios me dit-elle et bien lavés ajoute-t-elle.
- Oui cela va de soi et, laissant à regret mon verre, je vais à la cuisine presser une orange pas bio mais bien juteuse. (Que voulez-vous mon oranger biologique n’a pas supporté la dernière nuit où il a fait -15 et l’épicerie est fermée à cette heure-ci). Ça sera tout de même meilleur qu’un jus commercial!
Je profite d’être à la cuisine pour attraper les toasts de saumon fumé dont  nous allons nous régaler. De retour parmi mes invités, je circule parmi eux en leur tendant le plateau; certains discutent  accoudés au bar, d‘autres  sont assis dans les fauteuils.  Arrivée à Mélissa,  le plateau est déjà presque vide. Je suis ravie de me débarasser de son verrre à champagne rempli de jus d’orange pour attraper le mien encore rempli de pétillant.
- Tu  prendras bien un toast de saumon fumé pour faire patienter bébé? lui dis-je.
- Non merci!
- Comment, tu n’as pas faim? Il est tard pourtant!
- Oui mais je ne peux pas manger de saumon fumé enceinte. Apparemment, il y a un risque pour le bébé.
- Ah  ce n’est pas grave,  je vais te chercher autre chose à la cuisine.
- Non non ce n’est pas la peine, je vais attendre le repas.
-Comme tu veux!
Pendant que les femmes discutent chiffons et dernières tendances dans les chaussures,  les hommes se faufilent  discrètement à la cuisine  pour ouvrir les huitres et pour prendre un dernier apéritif  entre eux.
- A table! Annoncent-ils joyeusement au bout d’une heure.
Nous passons à la salle à manger où j’attribue les places pendant que les hommes apportent  des plateaux garnis d’huîtres , de citron et d’un vinaigre à l’échalote. Au moment de servir,  Mélissa qui est assise à coté de moi me chuchote à l’oreille d’un ton mal à l’aise qu’elle ne peut pas manger d’huitres bien qu’elle en meurt d‘envie.
- Ne t’inquiète pas, elles sont de première fraicheur lui dis-je; nous en avons gouté quelques-unes ce midi et elles sont délicieuses.
Aussitôt, mon fils assis en face de nous intervient:
- Elle ne peut pas manger d’huitres maman, parce que c’est dangereux de manger des aliments crus  facilement contaminables pour une femme enceinte.
- Comme c’est bête! Pourquoi n’y ai-je pas pensé ? Je vais te chercher autre chose à la cuisine.
-Non ne te dérange pas pour moi Momo, je vais manger du pain en attendant le plat principal.
- Tu veux un petit verre de Chablis pour patienter lui dis-je?
- Maman! Elle ne boit pas de vin non plus. On t e l’a dit tout à l’heure, zéro alcool.
Embarrassée, j’invite les gens à se resservir pendant que la pauvre Mélissa nous regarde manger avec un  air de vierge offensée. D’instinct, nous accélérons le rythme du repas  afin qu’elle se mette enfin quelque chose sous la dent.  Le plat principal fait son entrée sur une torpille dressée par Sébastien. De belles tranches d’une côte de boeuf bien saignante et bien persillée sont disposées au centre du plat entourées d’une jardinière de légumes composée de haricots verts, de carottes, de navets et de petit pois.  Dans une saucière, une sauce classique à la moëlle ne demande qu’à rehausser le tout. Aussitôt , je m’empare du plat afin de servir ma belle-fille en premier dont  je dresse l’assiette avec une portion généreuse de légumes et de viande. Puis je sers les autres invités aidée de Sébastien pendant que Dominique sert le vin. Sans faire attention, il fait couler quelques gouttes de Bordeaux dans le verre de Mélissa qui  le  porte aussitôt à sa bouche.  C’est à ce moment précis que la soirée a bien failli tourner au drame. Frédéric se lève d’un bond en faisant de grands gestes de désapprobation. Dans son élan, il renverse son verre sur la nappe puis il tente de saisir le verre des mains de Mélissa  qui est sur le point d’avaler quelques gorgées mais au passage, il accroche la bouteille de vin sur la table; un air de satisfaction se dessine sur le visage de Mélissa lorsqu’elle déguste le nectar délicat pendant que la nappe écrue tourne au rouge foncé. Frédéric lui administre une claque dans le dos pour qu’elle recrache mais une seconde trop tard.  Le mal est fait.
-Pauvre enfant en pleine création, il  va certainement en ressortir avec des séquelles, me dis-je, Pourtant, je ne me souviens pas m’être privée de quoi que ce soit quand j‘étais enceinte. Que s’est-il donc passé entre ma génération et celle de mon fils? Des milliers de bébés  sont-ils morts des suites de pareille négligence?  C’est horrible! Nous vivons dans le siècle de tous les dangers et je l’ignorais! 
Timidement, Mélissa se lève de table son assiette à la main et me demande si elle peut aller à la cuisine passer au micro-ondes ses tranches de boeuf trop saignant. C’en est trop ! Je m’entend aussitôt lui répondre: «Aucun problème » alors qu’en réalité  je pense: «Vas-y ma fille! un peu de micro-ondes fera certainement le plus grand bien au fœtus».
Est-il nécessaire  d’ajouter que le plateau de fromages au lait cru qui a suivi le repas a été non seulement boycotté par le couple de futurs parents qui nous regardait mon mari et moi comme si nous étions des assassins mais il provoqua aussi un débat musclé -comme on les aime en fin de repas- mené de main de maître par mon beau-frère, un inspecteur de la Mapaq qui préfère le Cheez Whiz, est-il nécessaire de le préciser.

Quant au sabayon aux framboises, il  fut un véritable délice pour les papilles grandement exaltées des convives  à l’exception de Mélissa pour qui ce dessert  était strictement défendu vous l’aurez deviné, moi pas !
- J’ai pourtant pris grand soin d’extraire les petits éclats de coquille d’œufs à la pince à épiler dis-je confuse à mon fils qui ressemblait tout à coup à un agent de la Gestapo sans me douter que  les oeufs crus qui composent le sabayon étaient un autre aliment défendu.
-En tout cas Momo, me dit Carolanne avec son petit air moqueur, moi qui espérais tomber enceinte, je suis plus trop certaine...



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